Le soleil se lève sur l'écluse, la lumière dorée réveille la
terre et l'eau. Je me promène, appareil photo en bandoulière, j'admire le
paysage, l'écluse, l'eau qui chante, je suis heureux. La journée s'annonce
magnifique et je n'ai rien de prévu. Les mains dans les poches, je marche
tranquillement, j'ai le temps de profiter du calme matinal de ce lieu magique.
Je réfléchis au prochain article que je dois écrire pour une revue, il me reste
deux semaines pour l'envoyer mais je ne trouve pas l'inspiration. Si jamais je
ne rendais pas le papier à temps, le rédacteur en chef pourrait rompre mon
contrat avec le magazine. Je suis photographe de formation et j'ai toujours du
mal à trouver de bonnes idées d'articles puis à les rédiger. Je n'ai pas l’œil
pour cela, je dois toujours réfléchir et demander des conseils à mon entourage.
Hélas, c'est le seul moyen dont je dispose actuellement pour vivre de ma passion,
j'insère mes photographies signées dans mes articles dans l'espoir que l'on me
remarque. Cette publicité gratuite et ce salaire me sont indispensables pour
vivre de ma passion.
Interdit, je m'arrête ; je viens de remarquer que sur
l'autre rive, tout est blanc, l'herbe est gelée et les arbres nus ont perdu
leurs feuilles. Intrigué, je me retourne ; derrière moi, les arbres sont
parés de leurs habits d'automne. Je baisse les yeux ; des feuilles mortes
craquent sous mes pas, jaunes, oranges et rouges, elles forment un tapis
multicolore. Mes yeux font le
va-et-vient à plusieurs reprises comme pour s'assurer qu'ils n'ont pas
contracté la berlue dans la nuit. Je cours jusqu'à l'écluse que j'examine avec
minutie : c'est incroyable, une moitié de l'écluse est gelée et recouverte
de givre, l'autre est simplement froide.
Je prends quelques clichés du phénomène et je rentre chez moi.
En traversant la ville, j'observe autour de moi, la ville est parée aux
couleurs de l'automne. Les feuilles des arbres sont vertes, rouges, jaunes mais
il n'y a nulle trace de givre et les arbres ne sont pas encore dépouillés de
leurs atours. Il y a bien quelque chose près de l'écluse.
Sur mon écran d'ordinateur, les images s'affichent, je ne me
trompe pas : une berge vit à l'heure d'automne, l'autre à l'heure d'hiver.
Une tasse de café à la main, je cherche une explication sur internet, je ne
trouve rien trouvé à ce sujet. Je vide ma tasse et je contacte des botanistes,
des biologistes et des climatologues ; aucun n'a pu me fournir une
explication à ce phénomène incongru. Ils évoquent le changement climatique ou
un parasite sans m'en dire plus. Ils me disent que ce n'est pas important ou
que je ne dois pas m'en inquiéter. Mais tout au fond de moi, je sais que
quelque chose ne tourne pas rond.
J'observe attentivement le cliché, je zoome mais je ne trouve aucun
indice probant. L'eau n'est pas gelée, l'écluse non plus. Seule la rive opposée
serait en hiver.
Il m'arrive d'écrire des
chroniques pour des revues sérieuses et je sens que je tiens un sujet. Je
consulte ma montre, il est encore tôt, j'ai le temps de retourner sur place. Je
me promène sur la berge des deux côtés de la rive, je refais des clichés et
j'observe. J'observe les animaux, les plantes, les pierres, l'aspect de l'eau.
Tout me semble parfaitement normal, je ne comprends pas ce qui se passe. Hormis
que les deux rives vivent dans deux saisons différentes, je ne remarque rien.
Je pratique quelques expériences pour en avoir le cœur net.
Thermomètre en main, je fais des relevés de température sur les deux rives qui
affichent une différence de quinze degrés Celsius. Je note qu'il y a moins
d'animaux et de plantes sur la rive gelée ; a contrario, sur la rive
automnale, les écureuils bondissent dans les arbres pour faire leurs provisions
pour l'hiver et les oiseaux chantent. Les champignons sont abondants et les
châtaignes jonchent le sol.
Tandis que le soir tombe, je renonce à trouver une explication
et je m'abîme dans la contemplation des deux rives opposées, si différentes qui
se font face illuminées par le soleil couchant. Je reviendrai faire des clichés
demain mais ce soir, je veux juste m'imprégner de cette atmosphère de
merveilleux et de mystère. Demain, la rive sera envahie de scientifiques.
Le lendemain, je rédige mon article dans mon bureau. Inspiré,
j'y mets un point final en quelques heures puis je l'envoie par email. Fébrile,
j'attends une réponse. Le directeur de la publication m'appelle sur mon
portable, il est ravi : il va publier mon article.
Le mercredi suivant, lors de sa parution, le magazine est le
premier à avoir relaté le phénomène, les ventes dans la région ont décuplé.
J'ai reçu une prime pour cet article rentable, un remerciement et rien de plus.
Je propose au directeur de la publication de chercher une explication, il me
dit que le public aura oublié tout ceci dans deux mois, c'est une perte de
temps. Je reste sur ma faim et je décide de poursuivre mes investigations par
moi-même, cette histoire m'obsède.
Quelques mois plus tard, je lis sur internet un article qui
traite du phénomène : la chute de température et le manque de lumière sont
les deux facteurs à l'origine de cette différence. J'avais bien remarqué la
différence de température dans mon relevé le jour de la fameuse promenade mais
ce n'est pas une explication satisfaisante. Je contacte l'équipe qui a effectué
l'enquête et ils acceptent de me recevoir en entretien.
Le jour dit, j'entre dans un laboratoire moderne, immaculé avec
de larges fenêtres. Trois scientifiques en blouse blanche me reçoivent, ils ont
étudié le phénomène.
- La vérité, c'est que nous n'avons pas d'explications. Nous
avons étudié la lumière, la photosynthèse du lieu, les vents. Nous avons
effectué des relevés et des échantillonnages de terre, de feuilles, d'insectes
sur les deux rives. On a même effectués des relevés d'eau et fait des
carottages dans la rivière. Rien, niet, nada !
- On n'en sait rien ! Je suis entomologiste, j'ai bien
remarqué que les insectes trouvés sur place réagissaient en fonction de la
saison où ils pensaient être, il n'y a rien d'anormal à cela, croyez-moi. Ils
se sont simplement adaptés à l'environnement.
- On a pensé au réchauffement climatique. Pardon, je suis
climatologue et un confrère m'a envoyé
l'article qui relate votre découverte. Votre article si je me trompe pas. Bref,
nous avons une station météo dans le coin, le truc classique hein. Thermomètre,
anémomètre, hygromètre, la totale ! Les relevés n'ont rien montré de
particulier. Vous comprenez ce que ça veut dire ? Ce phénomène est sous
notre nez depuis des années et on n'a rien remarqué !
Il rit mais je ne ris pas. Je n'ai toujours pas d'explication.
Dépité, je les remercie, les salue et je rentre chez moi. Cet
article aurait pu être la chance de ma carrière mais le public le boude, les scientifiques
n'ont pas d'explications et mon patron ne s'intéresse qu'aux chiffres. Je
regarde le ciel et je me dis que j'ai eu ma minute de gloire, je suis « le
photographe aux rives opposées dans le temps et l'espace ».