lundi 19 juin 2017

Rives opposées dans le temps et l'espace

   Le soleil se lève sur l'écluse, la lumière dorée réveille la terre et l'eau. Je me promène, appareil photo en bandoulière, j'admire le paysage, l'écluse, l'eau qui chante, je suis heureux. La journée s'annonce magnifique et je n'ai rien de prévu. Les mains dans les poches, je marche tranquillement, j'ai le temps de profiter du calme matinal de ce lieu magique. Je réfléchis au prochain article que je dois écrire pour une revue, il me reste deux semaines pour l'envoyer mais je ne trouve pas l'inspiration. Si jamais je ne rendais pas le papier à temps, le rédacteur en chef pourrait rompre mon contrat avec le magazine. Je suis photographe de formation et j'ai toujours du mal à trouver de bonnes idées d'articles puis à les rédiger. Je n'ai pas l’œil pour cela, je dois toujours réfléchir et demander des conseils à mon entourage. Hélas, c'est le seul moyen dont je dispose actuellement pour vivre de ma passion, j'insère mes photographies signées dans mes articles dans l'espoir que l'on me remarque. Cette publicité gratuite et ce salaire me sont indispensables pour vivre de ma passion.

  Interdit, je m'arrête ; je viens de remarquer que sur l'autre rive, tout est blanc, l'herbe est gelée et les arbres nus ont perdu leurs feuilles. Intrigué, je me retourne ; derrière moi, les arbres sont parés de leurs habits d'automne. Je baisse les yeux ; des feuilles mortes craquent sous mes pas, jaunes, oranges et rouges, elles forment un tapis multicolore.  Mes yeux font le va-et-vient à plusieurs reprises comme pour s'assurer qu'ils n'ont pas contracté la berlue dans la nuit. Je cours jusqu'à l'écluse que j'examine avec minutie : c'est incroyable, une moitié de l'écluse est gelée et recouverte de givre, l'autre est simplement froide.
 
  Je prends quelques clichés du phénomène et je rentre chez moi. En traversant la ville, j'observe autour de moi, la ville est parée aux couleurs de l'automne. Les feuilles des arbres sont vertes, rouges, jaunes mais il n'y a nulle trace de givre et les arbres ne sont pas encore dépouillés de leurs atours. Il y a bien quelque chose près de l'écluse.
 
  Sur mon écran d'ordinateur, les images s'affichent, je ne me trompe pas : une berge vit à l'heure d'automne, l'autre à l'heure d'hiver. Une tasse de café à la main, je cherche une explication sur internet, je ne trouve rien trouvé à ce sujet. Je vide ma tasse et je contacte des botanistes, des biologistes et des climatologues ; aucun n'a pu me fournir une explication à ce phénomène incongru. Ils évoquent le changement climatique ou un parasite sans m'en dire plus. Ils me disent que ce n'est pas important ou que je ne dois pas m'en inquiéter. Mais tout au fond de moi, je sais que quelque chose ne tourne pas rond.  J'observe attentivement le cliché, je zoome mais je ne trouve aucun indice probant. L'eau n'est pas gelée, l'écluse non plus. Seule la rive opposée serait en hiver.
 
Il m'arrive d'écrire des chroniques pour des revues sérieuses et je sens que je tiens un sujet. Je consulte ma montre, il est encore tôt, j'ai le temps de retourner sur place. Je me promène sur la berge des deux côtés de la rive, je refais des clichés et j'observe. J'observe les animaux, les plantes, les pierres, l'aspect de l'eau. Tout me semble parfaitement normal, je ne comprends pas ce qui se passe. Hormis que les deux rives vivent dans deux saisons différentes, je ne remarque rien.
  
 Je pratique quelques expériences pour en avoir le cœur net. Thermomètre en main, je fais des relevés de température sur les deux rives qui affichent une différence de quinze degrés Celsius. Je note qu'il y a moins d'animaux et de plantes sur la rive gelée ; a contrario, sur la rive automnale, les écureuils bondissent dans les arbres pour faire leurs provisions pour l'hiver et les oiseaux chantent. Les champignons sont abondants et les châtaignes jonchent le sol.
 
Tandis que le soir tombe, je renonce à trouver une explication et je m'abîme dans la contemplation des deux rives opposées, si différentes qui se font face illuminées par le soleil couchant. Je reviendrai faire des clichés demain mais ce soir, je veux juste m'imprégner de cette atmosphère de merveilleux et de mystère. Demain, la rive sera envahie de scientifiques.

  Le lendemain, je rédige mon article dans mon bureau. Inspiré, j'y mets un point final en quelques heures puis je l'envoie par email. Fébrile, j'attends une réponse. Le directeur de la publication m'appelle sur mon portable, il est ravi : il va publier mon article.
 
  Le mercredi suivant, lors de sa parution, le magazine est le premier à avoir relaté le phénomène, les ventes dans la région ont décuplé. J'ai reçu une prime pour cet article rentable, un remerciement et rien de plus. Je propose au directeur de la publication de chercher une explication, il me dit que le public aura oublié tout ceci dans deux mois, c'est une perte de temps. Je reste sur ma faim et je décide de poursuivre mes investigations par moi-même, cette histoire m'obsède.
 
 Quelques mois plus tard, je lis sur internet un article qui traite du phénomène : la chute de température et le manque de lumière sont les deux facteurs à l'origine de cette différence. J'avais bien remarqué la différence de température dans mon relevé le jour de la fameuse promenade mais ce n'est pas une explication satisfaisante. Je contacte l'équipe qui a effectué l'enquête et ils acceptent de me recevoir en entretien.
 
  Le jour dit, j'entre dans un laboratoire moderne, immaculé avec de larges fenêtres. Trois scientifiques en blouse blanche me reçoivent, ils ont étudié le phénomène.
- La vérité, c'est que nous n'avons pas d'explications. Nous avons étudié la lumière, la photosynthèse du lieu, les vents. Nous avons effectué des relevés et des échantillonnages de terre, de feuilles, d'insectes sur les deux rives. On a même effectués des relevés d'eau et fait des carottages dans la rivière. Rien, niet, nada !
- On n'en sait rien ! Je suis entomologiste, j'ai bien remarqué que les insectes trouvés sur place réagissaient en fonction de la saison où ils pensaient être, il n'y a rien d'anormal à cela, croyez-moi. Ils se sont simplement adaptés à l'environnement.
- On a pensé au réchauffement climatique. Pardon, je suis climatologue  et un confrère m'a envoyé l'article qui relate votre découverte. Votre article si je me trompe pas. Bref, nous avons une station météo dans le coin, le truc classique hein. Thermomètre, anémomètre, hygromètre, la totale ! Les relevés n'ont rien montré de particulier. Vous comprenez ce que ça veut dire ? Ce phénomène est sous notre nez depuis des années et on n'a rien remarqué !
Il rit mais je ne ris pas. Je n'ai toujours pas d'explication.
  Dépité, je les remercie, les salue et je rentre chez moi. Cet article aurait pu être la chance de ma carrière mais le public le boude, les scientifiques n'ont pas d'explications et mon patron ne s'intéresse qu'aux chiffres. Je regarde le ciel et je me dis que j'ai eu ma minute de gloire, je suis « le photographe aux rives opposées dans le temps et l'espace ».