Je
suis un jeune homme de seize ans et il m'est arrivé une histoire
étrange l'an dernier. Alors que je rentrais de soirée, marchant au
clair de lune, perdu dans mes pensées, je me suis heurté à un
poteau mou... qui n'en était pas un.
-
Hé, tu pourrais faire attention !
-
Pardon, je ne vous avais pas vue ! Où êtes-vous ?
Pas
de réponse mais j'entendais respirer. J'ai regardé autour de moi
sans rien voir de spécial.
-
Euh, bonjour ?
Toujours
pas de réponse ! Je décidais de reprendre ma marche mais par
acquis de conscience, j'étendis les bras et je tournais rapidement
sur moi-même, stratégie qui ne rata pas car j'effleurais quelque
chose; chose qui fut victime d'un croc-en-jambe l'instant d'après.
-Hé,
mais tu m'as fait tomber !
Je
distinguais un léger nuage de poussière qui vola bientôt dans les
airs. Elle, car à sa voix, c'était une fille avait épousseté son
vêtement.
-
Bonjour, je suis désolé de vous avoir bousculée, mademoiselle. Je
m'appelle Justin et...
- Et
quoi, tu vas me dénoncer ?
-
Euh, non, en fait, je voulais me faire pardonner de t'avoir fait
perdre ton temps et pour t'avoir pourchassée. Ce n'est guère
poli...
-
Mouais. Moi, c'est Samantha et j'allais me promener au parc, il n'y a
personne en cette saison. Il fait froid et humide, je peux être
tranquille. Hum, tu veux venir ?
Je
la suivis (je suppose) jusqu'à l'entrée du parc proche.
-
Samantha, tu es où ?
-
Euh, à cinq centimètre de ton épaule gauche.
- Tu
ne projettes pas d'ombre, en même temps !
- Je
n'ai pas de corps ! On se trouve un coin tranquille ?
- Tu
me suis et s'il te plaît, arrête de parler, on va me prendre pour
un dingue.
J'ai marché droit devant moi et j'ai traversé tout le parc
lentement, les mains dans les poches. J'ai fini par trouver un arbre
un peu à l'écart du chemin, caché par une haie. Je me suis assis
au pied de l'arbre et j'ai attendu. Un bruit à côté de moi :
elle s'est assise.
-
Donc tu t'appelles Samantha et tu es invisible. Tu as quel âge ?
-
Quinze ans. Et toi ?
-
Pareil. Justin, pardon, c'est mon prénom que tu voulais, je suppose.
- Tu
es lycéen ?
-
Oui et toi ?
-
Oui, enfin, je suis invisible donc j'y vais en « auditeur libre
invisible et inaudible » si tu vois ce que je veux dire.
- Un
clandestin !
-
C'est ça !
-
Mais tu fais comment pour aller aux toilettes ?
- Je
calcule : je sors juste après le groupe, j'attends la fin de la
récréation pour aller aux toilettes. Et pour rentrer en cours,
c'est un peu plus compliqué de me faire ouvrir la porte. Il m'arrive
de frapper pour que le prof ouvre la porte ou d'ouvrir la porte du
fond de la classe, cette année, on est près d'un débarras, c'est
plus facile d'ouvrir discrètement la porte. Sinon, je m'assois
devant la porte et j'écoute l'oreille collée à la porte.
-
Mais c'est naturel ? Le résultat d'un sortilège ? Pardon,
tu ne veux peut-être pas en parler...
-
C'est de naissance. Les médecins ne savent pas et mes parents ont
voulu me donner une vie normale avec éducation à la maison et
compagnie le temps qu'on trouve un remède qui n'existe pas
actuellement. Forcément, je n'ai pas d'amis, mes parents ont tenté
d'inviter des enfants à mon anniversaire, m'inscrire à des clubs
mais sans succès. Bon, je dois rentrer !
- On
fait comment pour se revoir ?
-
Avance-toi un peu et donne moi du papier et un crayon. Tiens, c'est
mon numéro, appelle-moi !
Le
soir-même, je l’appelais, elle répondit aussitôt. Nous convînmes
de nous revoir le lendemain un samedi chez elle pour plus de
praticité, il allait faire froid.
-
Bonjour, je suis Justin ; je viens voir Samantha. Euh, visiter.
-
Entrez donc, il fait froid. Sam, c'est ton ami !
-
Oui, maman, j'arrive !
Une
robe jaune semblait flotter dans les airs et vint vers moi en
sautillant au rythme de ses pas.
-
Mais, je te vois !
- Tu
dirais quoi si tu voyais des vêtements flotter ? Je ne sors
que quand il fait très chaud pour une raison évidente ou je dois me
camoufler avec plusieurs couches de vêtements, des lunettes noires,
à devoir toujours faire super attention à ce que rien ne bouge,
fixer avec des épingles les vêtements, la galère ! Hier, il
faisait beau, je voulais juste me balader au parc.
-
C'est logique, je n'y avais pas pensé...
- On
se fait un plateau et on va dans ma chambre ? Tu aimes le jus
d'orange ?
On
s'est fait un plateau pour goûter avec un jus d'orange frais, j'ai
eu peur qu'elle se coupe les doigts mais elle se connaissait assez
pour ne pas se couper.
-
Mais ton sang, il est transparent ?
-
Oui, c'est pour ça que je fais très attention à ne pas me blesser.
Si je devais me faire opérer, ce serait...compliqué. Heureusement,
je ne suis jamais malade.
Affalés
sur son lit, on jouait aux dames tout en parlant d'elle car j'étais
curieux. Inutile de préciser que j'ai été battu à plates
coutures.
J'ai continué à voir Samantha tous les jours : elle venait
avec moi en classe, je rentrais ou sortais en tenant la porte grande
ouverte pour la laisser passer. Si elle devait aller aux toilettes,
elle tirait le bas de mon pantalon. Elle évitait les heures
d'affluence pour pouvoir être tranquille. Elle me disait que ça lui
faisait du bien d'aller en cours, d'apprendre des choses malgré ses
lacunes ; je lui ai prêté des livres des niveaux précédents
et on faisait mes devoirs ensembles. Elle était heureuse. Peu à
peu, je tombais amoureux mais je n'osais pas me déclarer.
Un
soir, nous sommes allés au cinéma, j'ai acheté une seule place
pour tous les deux (un avantage de l'invisibilité) et mis mes
vêtements sur la place d'à côté en prétextant attendre
quelqu'un. En sortant, il fait nuit noire, on était samedi soir et à
quoi bon prolonger ces douloureux souvenirs ? On traversait la
rue quand une voiture a foncé sur nous à toutes vitesses. Le
conducteur a tenté de m'éviter et a foncé droit sur Sam. Je ne
voyais rien, je l'entendais respirer douloureusement. J'ai appelé
ses parents qui l'ont conduite à l'hôpital, bien sûr, je les ai
accompagnés. On a perdu du temps à expliquer la situation à la
secrétaire qui ne comprenait rien du tout, aux médecins. Une
demie-heure après notre arrivée à l'hôpital, ils ont enfin
accepté de l'emmener aux urgences. Elle avait perdu beaucoup de sang
et connaissance. Bref, hémorragie interne, fin de l'histoire.
J'avais perdu mon premier amour invisible à qui je n'avais jamais
avoué mes sentiments. Elle me manque depuis trois ans qu'elle est
partie, je reste en contact avec ses parents, c'est notre secret,
nous avons besoin de parler d'elle.